L’exposition de Shanghai

Les évènements majeurs ont la vertu de fêter des expériences très personnelles, c’est pour ça qu’ils sont majeurs – peut-on imaginer qu’un grand événement le soit sans fêter rien de personnel? Sans doute l’exposition de Shanghai a été pensée pour préciser ma lecture de deux romans chinois, et me rappeler qu’il y a vingt ans j’ai partagé dans l’automne la renaissance d’une puissance. Riez de suite, et avalez vos rires, il s’agit simplement du principe anthropique . Pourquoi les choses sont là? Car pour qu’elles soient, et qu’on se les représentent, il faut avoir eu une raison d’être là. Le monde est est un monde pour-soi. Si il était différent, nous ne serions pas là.

Les deux romans d’abord : il s’agit de brother de Yu Hua , et de Beaux-seins, belles fesses de Mo Yan – pardonnez mon lecteur de ne pas jouer au savant qui manie les bâtons, en chinois je suis analphabète. L’exposition ne m’y rappelle pas mais leur lecture en a préparé le spectacle. D’y parcourir l’allée centrale, d’y manger un brouet acceptable, d’y pisser en bonne compagnie, précise la lecture autant qu’elle donne une couleur à cette immensité de verre et de béton, pire encore cette étendue pliée et dépliée, repliée et chiffonnée, étendue à nouveau quasi repassée par le vent d’une modernité réduite aux acquêts de la technique, ce scintillement de la vidéo. Dans ces deux romans des similitudes moins troublantes que redoublées.

Cette passion de la nourriture qui s’empare d’un corps social affamé, meurtri par la disette, et qui célèbre dans la bizarrerie, des bricolages anciens. L’imagination qui nait de la misère rejoint la variété des recettes impériales. Il est souvent de bons maîtres en cuisine, ce sont les esclaves. Cet amour alimentaire se traduit dans les deux romans au moins par une double parabole. D’une part cet enfant qui loin d’être unique est au moins le dernier d’une série de 7 filles, enfant roux d’un pasteur irlandais et d’une mère qui sans rien avoir demandé, observe la tragédie de l’amour fractionner son clan et peindre de leur sang, le tableau de l’unité dans les vagues continues de l’invasion. Dans l’autre, ce qui n’est pas un amour mais fonde raisonnablement une famille, se fonde sur le mensonge de pains farcis dont le jus se déguste à la paille. Cette passion culinaire et gastronome n’épuise pas la convergence.

Dans les deux romans, il y a cette même vision du temps et de l’histoire. C’est accroché à un village que le peuple considère l’histoire, des hordes plus plus ou moins sauvages qui pillent et violent, établissent des ordres éphémères, sans que se n’y oppose la moindre résistance que celle des grenouilles, des arbres, de cette contingence à laquelle personne n’échappe. L’empire du milieu ne s’érige pas dans les capitales mais dans l’assommante nécessité de vivre là où nous ont posé les aïeux. En d’autre termes, c’est la condition humaine. Et pour un lecteur français il y a une certaine ironie, un malraux au fond ne s’est pas beaucoup trompé, son génie a été au moins celui d’un titre. Le fracas de l’histoire s’écrase sur l’ici-là, et l’idée de l’universel se rompt aux bambous de la contingence. Le monde chinois n’est pas un empire, il est au centre car il n’est pas d’autre lieu pour l’humanité que de voir le monde là où elle se trouve.

La solitude est au coeur des ces deux mondes grouillants. Le lien profond qui se noue est celui d’une fraternité. Elle est gémellaire dans l’un, sororité infernale dans l’autre. Dans les deux ce n’est pas la généalogie qui fonde le lien primitif, c’est une chaine d’oeufs. Les parents mal accouplés, dans la misère du monde engendre des séries intensément liées. Voilà qui donne une autre perspective au culte des ainés : on les respecte moins par les valeurs qu’ils transmettent que par cette absence qui nous fait être. Le monde chinois n’est pas un monde d’héritage, il est le monde que noue une douleur commune. La douleur du manque.

Revenons à cette exposition. Cette drôle d’exposition, qui n’expose rien. Ou justement expose tout, n’expose que des images. Elle a construit des temples vides, immenses. Des temples que n’anime que l’animation de l’image. La chine se regarde, et cette exposition est un nombril du monde. Les vieux sont poussés en poussettes, et les enfants crient. Il leur faut des glaces. La chine traverse les mondes mais reste dans son village. Elle rote, elle pète, elle crache. Et regarde une grandeur qui la dépasse.

Un seul épisode a marqué mon regard. Dans le pavillon français l’enthousiasme s’est porté sur les robot d’Aldébaran. La foule tentait d’attirer le regard de quelques robots hagards. Des machines, comme des singes, auquel on adresse un signe de la main espérant qu’il répondent. Et cette étrangeté que nous pourrions être aussi ces singes auxquels on s’adresse avec un minimum de signe. L’humanité ne serait pas une essence, mais juste cette chose qui répond au signe de l’autre. Robot, singe ou humain qu’importe, pourvu que l’apparence se prête au plus belles analogies. Que Pourcel fusse une forme de restaurant impérial- j’ai goutté il y a vingt ans à la plus subtile des cuisines qui fait d’une peau de concombre la volupté la plus extrême, que LVMH ait semé de fort belles étoiles qui disent la puissance de l’argent, c’est face au robot que l’émotion s’est manifestée.

Ces villageois meurtris par des siècles de guerre cherchent encore dans le signe de l’autre, une réponse à ses signes. Ne cherchons pas la puissance dans ce pays immense, regardons-y l’intelligence d’un village assailli. Les monstres n’ont pas de visage. Juste les gestes de la tyrannie. L’humanité n’a pas de forme, juste celle d’un salut. Un signe de tête une réponse à la main qui se tend.

Que nous fussions là, n’a pas d’importance. L’humanité ne se fait pas dans l’universel, mais dans cette nécessité de la rencontre. Cette exposition s’est faite parce que je l’ai visitée. Ces romans sont là parce que je les ai lu, l’humanité demeure par ce fait insignifiant, qu’ils puissent signifier.

L’étrange de cette histoire, est que si nous n’avions pas été là, rien ne serait. Ne cherchez pas les causes. Il n’y en a aucune, mas si nous n’étions pas là il n’y aurait rien. Le hasard du monde fait que nous nous rencontrions. Et là est la nature du monde. Dans ce nombril du monde, la vérité surgit, même s’il n’y a aucune vérité, ce qui fait que nous nous rencontrons est la vérité du monde.

Le village ne serait rien. Mais s’y croise le monde. Nous n’en connaissons pas les causes. Et sans doute il n’y en a pas. L’accident suffit pour que nous nous y rencontrions. Cela suffit pour donner un sens au monde. Nous ne partageons pas la même nature, mais nous pouvons nous rencontrer. Nous sommes là, parce que si nous n’étions pas là, le monde ne serait pas.Je ne sais comment pense la Chine. Je doute savoir un jour. Je sais qu’elle n’est pas un empire. Elle célèbre l’argent, et construit des tours. Elle dit une histoire que l’on ne peut entendre et cette histoire nous parle. Sans nécessité. Elle nous parle car nous sommes là. Et que si nous n’avions été différents rien n’aurait été.

Au centre du monde donc, il n’y a que la douleur d’être parcourue par les tourmentes, la condition humaine qui fait du talent moins une essence qu’une contingence, mais surtout pour que le centre du monde soit vraiment en son centre, qu’une étrangeté la visite. Un étranger, des fantômes, un témoin. Mais ce n’est pas assez, dans un et l’autre des deux romans, si l’Histoire se fait en bouleversant un village, le roman, une histoire, se construit au-delà du village. Le centre du monde pour être au monde doit en sortir et voyager. Aller à la rencontre de l’autre, franchir les murailles de chine, celle de la douleur, du regret, des humiliations.

Retournant ainsi la question de la civilisation et celle de la culture comme on retourne un gant, on peut s’apercevoir que ce l’on croyais millénaire ne se réalise finalement qu’au regard de l’autre dans cette double exposition du village ouvert à la vue de l’étranger et du villageois qui va au-delà des murailles du monde.

Le temps de cette exposition j’y aurais eu une belle discussion. La culture est-elle une convention? Cet accord commun sans origine qui s’impose à tous, ne coûte rien. Nous ne l’avons pas résolue, mais de mon point de vue au moins j’y ai découvert une chose, que la forme ne devient culture qu’exposée au rapport de l’autre, et que si ses formes peuvent se stabiliser dans l’espace social, c’est moins par une essence que par une relation.

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