Les frontières, notre monde les distend, les retourne comme des baudruches, les tords et les essore, notre monde est un nœud de frontières mêlées, et la pelote parfois se fond en un objet nouveau. De cette idée me vient un exemple modeste. Il peut être multiplié à l’infini.
C’est celui d’un Kebab que je fréquente parfois à Belleville, identique aux autres il n’a d’avantage que celui de mon observation. On connait tous les kebabs, cet empilement de viandes rôties qu’une lame souple découpe en maigre fragments. On y devine la coutume d’une cuisson au feu qui s’est réduit au grésillement d’une résistance électrique. La tradition doit céder devant la modernité d’autant plus qu’elle cède à l’obligation rituelle d’une homologation religieuse.
Le pain y échappe, et si à Bruxelles on continue de le fournir dans les pitas, à Paris c’est un pain blanc réchauffé à la salamandre qui le plus souvent fait office de contenant. Dans ce coin de Paris une variante s’est imposée, la crêpe mexicaine reçoit l’approbation des mangeurs, mais aussi celle des préparateurs. Eussiez-vous pensé que la tortilla mexicaine puisse rencontrer la viande turque et être assemblée par des marchands tunisiens? Mes clients en cet endroits sont pour la plupart africains. Je n’en connait pas les origines. Ils ont entre 15 et 25 ans, sont des gaillards qui franchissent le mètre quatre vingt dix, sont affamés comme le sont tous les adolescents. Et ils commandent des grecs!
Ils se régalent de pain, de mayonnaise de viande, accessoirement d’épices, ce goût là est leur seul héritage de leur parent. Dans les variante, un sandwitch a du succès, quatre tranche de pain de mie Harry’s entre lesquelles, légèrement grillées, s’intercalent l’oeuf, des steacks hachés. Le Sandwich anglo à pris ses marques là où l’on attendait que la kesrah farcie. Mais il en est une autre, plus étonnante, le poulet est chika, un goût d’Inde dans une enveloppe occidentale. Les frittes dans leur cosmopolitisme intransigeant accompagnent tous les menus.
La surprise n’est pas que dans le mélange des ingrédients et des modes de cuisson. A ce stade c’est l’illustration du post-modernisme le plus timide. Celui qui dresse en art ce goût du mélange, cet art colonial, qui marie l’impérial au goût local. Le gin et les pickles, le pastis et la khémia. La surprise est que les destinataires de cette nourritures n’en sont pas les inventeurs. L’arrangement inventif se destine à d’autres consommateurs.
Mais plus encore, c’est que l’ordre culinaire ne se construit pas dans l’ordre des goûts mais de celui d’un art populaire qui bénit l’abondance ici et ailleurs. En cet endroit précis ce ne sont pas les particularité de goûts ou de production qui font la différence, mais une culture de la quantité pour un prix modique qui fixe la foule continue des clients.
Dans la singularité d’un lieu se mêle donc l’universalité biologique de l’appétit, la contingence des migrations, l’interaction des modes de production, à la croisée des rues le monde se réinvente riche de toute ses ressources. Le téléviseur au-dessus de la caisse passe en boucle Beyoncé et Lady Gaga. Des voitures s’arrêtent, ne commandent pas, elle livre la portion de hachich qu’aucune boutique n’est en droit de livrer mais qui désormais fait partie de l’ordinaire de la consommation. Le kebab épicé est si bon accompagné d’un coca glacé, après le joint. Bonheur de pauvre. La joie simple d’une bande de garçons.
Aucun d’eux n’a voyagé, ils viennent des immeubles aux alentours. Leur avenir a des horizons restreints entre conneries et manutention. Un ou deux seront chefs de rayon chez Ed, l’un se retrouvera en prison, l’autre achètera un commerce. C’est une vie de quartier mais se précipite dans leur bouche toute l’histoire du monde, une histoire récente et frémissante.