Carnaval sans patrie

Du carnaval nous en avons la connaissance immédiate qui souvent nous vient de l’école, parfois des bandes de la ville, plus généralement d’une sociologie populaire qui se sert de son imaginaire. Les livres plus théoriques et plus systématiques que la litanie des monographies sont plutôt rares. Nous n’en ferons pas ici l’étude qui mérite  plus de développements. Une idée cependant gagne à être exposée.

Verrions-nous dans le carnaval un principe de renversement de valeur, de soupape sociale, de fête de la fertilité, une rançon contre le carême, une fête sacrificielle, le réveil du printemps  et en fonction de ces interprétations pourrions-nous fixer une origine, nous passerions à côté d’une vérité du carnaval : il n’a pas d’origine, il se réinvente.

Le carnaval s’est échappé de nos sociétés jouant de ses éléments réguliers : brûler Carnaval, défiler, porter des masques, faire surgir l’interdit, inverser les vérités, jeter la vie. Il n’existe pas par ses origines, mais par cette aptitude remarquable de s’accorder à des sociétés largement différentes. Il donne un squelette à des histoires sans pareil. Il est la forme de nos désirs.

Qu’il soit Basque, de Binge ou de Rio. De Nice, de la Nouvelle Orléans ou de la Guyane. Qu’il oscille de Venise à Dunkerque. Qu’il soit dans l’hivers ou à Parintis, monsieur Carnaval se déjoue de ses raisons d’être. Quand c’est l’été à quoi bon penser au printemps, quand le chahut renverse le Kursall,  c’est un opéra en marchant qui se joue avec plus de 4000 figurants jugés par trente critères. Il y a longtemps qu’on ne jeûne plus, on ne brûle pas partout un bonhomme de paille ou de chair, il restera sans doute ce moment où une société entière se célèbre elle-même. C’est sans doute pour cette raison que carnaval a quitté les pavés médiévaux pour conquérir une large partie du monde. La plus noire, et peu-être la plus extatique.

La vérité de l’institution de monsieur Carnaval ne se trouvera pas dans son histoire et dans ses raisons. Elle est dans ce que les humains sont, ou pensent être, et peut être dans ce plaisir de retrouver chez les autres la part que la vie sociale attribue à ce qui chez nous, nous ne pouvons parler publiquement. Carnaval fait de soi une occasion d’être avec les autres. Ses plumes, ses cloches, ses masques varient s’accordant aux esthétiques de la société qu’il habite. Carnaval révèle au monde le secret de chez soi. Sans doute révèle-t-il aussi à chacun le secrêt du monde.

Qu’il défile comme la légion, les troupes impeccables sambant entre les chars, qu’il se partage bras dessous-bras en retenant la foule qui marche, en suivant les trios eletrico, l’ours ou piétinant le sol dans sa marche pénitente, Carnaval est une danse.

C’est la musique qui lui donne un ordre.  Le théâtre distribue les rôles, laissant aux sujets le soin d’en définir les détails. Carnaval serait ainsi un vers, un virus, une de ces choses qui sont car elles se reproduisent et varient inlassablement. Ses hôtes sont les sociétés, nos désirs. Il s’ajuste à leurs singularités. Carnaval est autonome, il traverse l’histoire comme les pyramides, et la raison sociale comme le conflit. Carnaval est un fantôme qui a oublié son nom et sa naissance, il nous habite plus que nous le vivons. Il rend service mais n’a plus de raison, sauf celles qui le satisfont. Cela suffit à sa perpétuation. C’est un ogre qui nous dévore.

Voilà assez pour généraliser et se saisir d’un concept discuté, qui reste le plus souvent à l’état de phénomène. Si Carnaval est un fait de culture, il faudra en penser que certains éléments  ne marquent ni ce que nous sommes vraiment, ni ce que nous inventons. La culture est autonome, elle suit simplement les conditions immédiates de sa survie. Les grands livres, les belles architectures, les peintures, les musiques ne disent que partiellement l’essence de ceux qui vivent ici et là. Elles disent d’autres choses qui peuvent être entendues plus tard et ailleurs. Nos faits culturels se sont détaché du fait social. Et cette décohérence rend nos sociétés plus complexes.

La culture serait alors autre chose que l’essence de nos êtres, de cela à quoi nous nous reconnaissons tant que nous lui prêtions une valeur de vérité : les mythes. Elle en serait un produit. Cette chose qui s’y constitue, mais qui en prenant une valeur sociale devient une cause, une norme, et plus encore une convention. Un artefact qui ordonnance  notre monde. Carnaval nos dévore car il connait nos désirs.

Il n’y aurait alors plus aucune des cultures qu’on assimile aux civilisations : cette configuration observable et contingente, cet amas d’arrangements qui produit des régularités comportementales, mais ne produit aucune innovation, que celle d’une dépendance au destin, la succession des jours et des événements. Il n’y aurait que le fruit de nos errements, des formes inventées qui subsistent au delà que ce que nous sommes, des rituels qui s’accordent à des mondes changeants.

Dans un cas particuliers, puisque souvent l’espace de la culture est pensé dans celui de la nation. Non, pas de culture française, mais la fusion de cultures régionales, la domination d’une culture bourgeoise auquel tient tête la culture ouvrière et dont les combats ont fait évoluer les esprits vers les cultures de consommations. Cet esprit du sud, et cette conscience du nord, des figures discrètes qui tendent le long des murs le souvenir du désert, cette noirceur du corps qui ne se reconnait pas dans les destins.

Il n’y a plus de culture donnée, il n’y a que des constructions qui se font dans une société particulière et en épousent les tourments. Dans ce brouhaha, des formes surnagent passant à travers des vagues de l’histoire. Ce peut être un drapeau, des tombes, un chanson. Des épaves auxquelles nous nous acrochons.

Il n’y a pas de culture dans le sens qu’une appartenance commune conduise à la moindre détermination. Il y a des choses qui traversent les sociétés, et les réorganisent au moment de leur passage, selon leur loi.

C’est ainsi que Carnaval occupe février des deux côtés de l’hémisphère. C’est ainsi que les enfantw mangent des beignets, que nous vidons les greniers de leurs restes, que nous faisons sortir des grottes les ours. Que notre bestialité s’installe au coeur de notre humanité.

Des orages dans le ciel

Un orage dans le gel

L’éclair sur la banquise

Y a-t-il des aurores boréales pour tapisser le ciel ?

 

Les glaces brisées

Le sang des corps foudroyés

Cette douleur qui ne reconnaît plus ni le froid ni le chaud

 

Les grondements de la montagne

Le vacarme au noir de l’horizon

Ces rouleaux en échos dans le corps de la banquise

Et les eaux bleuies résonnant

Des forêts de méduses qui glapissent

Au fond des sables

 

Des pics étincelants

Clivés par le soleil

Des loupes délirantes

Brûlant le lit des vallées

 

Des cris sans fin

Des coups de poings.